La rencontre entre De Gaulle et Staline
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La rencontre entre De Gaulle et Staline
En sa personne et sur tous les sujets, j’eus l’impression d’avoir devant moi le champion rusé et implacable d’une Russie recrue de souffrance et de tyrannie, mais brûlant d’ambition nationale.
Staline était possédé de la volonté de puissance. Rompu par une vie de complots à masquer ses traits et son âme, à se passer d’illusions, de pitié, de sincérité, à voir en chaque homme un obstacle ou un danger, tout chez lui était manœuvre, méfiance et obstination. La révolution, le parti, l’État, la guerre, lui avaient offert les moyens et les occasions de dominer. Il y était parvenu, usant à fond des détours de l’exégèse marxiste et des rigueurs totalitaires, mettant au jeu une audace et une astuce surhumaines, subjuguant ou liquidant les autres.
Dès lors, seul en face de la Russie, Staline la vit mystérieuse, plus forte et plus durable que toutes les théories et que tous les régimes. Il l’aima à sa manière. Elle-même l’accepta comme un tsar pour le temps d’une période terrible et supporta le bolchevisme pour s’en servir comme d’un instrument. Rassembler les Slaves, écraser les Germaniques, s’étendre en Asie, accéder aux mers libres, c’étaient les rêves de la patrie, ce furent les buts du despote. Deux conditions, pour y réussir : faire du pays une grande puissance moderne, c’est-à-dire industrielle, et, le moment venu, l’emporter dans une guerre mondiale. La première avait été remplie, au prix d’une dépense inouïe de souffrances et de pertes humaines. Staline, quand je le vis, achevait d’accomplir la seconde au milieu des tombes et des ruines. Sa chance fut qu’il ait trouvé un peuple à ce point vivant et patient que la pire servitude ne le paralysait pas, une terre pleine de telles ressources que les plus affreux gaspillages ne pouvaient pas les tarir, des alliés sans lesquels il n’eût pas vaincu l’adversaire mais qui, sans lui, ne l’eussent point abattu.
Pendant les quelques quinze heures que durèrent, au total, mes entretiens avec Staline, j’aperçus sa politique, grandiose et dissimulée. Communiste habillé en maréchal, dictateur tapi dans sa ruse, conquérant à l’air bonhomme, il s’appliquait à donner le change. Mais, si âpre était la passion qu’elle transparaissait souvent, non sans une sorte de charme ténébreux.
[…] Molotov nous introduisit et le « maréchal » parut. Après des compliments banals, on s’assit autour de la table. Qu’il parlât, ou non, Staline, les yeux baissés, crayonnait des hiéroglyphes.
[…] Staline garda le silence, tout en traçant des barres et des ronds.
[…] Il y eut notamment, à la Spiridonovka, un déjeuner offert par Molotov, entouré de Dekanozov, Litvinov, Lozovski, vice-ministres des affaires étrangères. Staline était présent. Au dessert, levant son verre, il célébra l’alliance que nous allions conclure. « Il s’agit, s’écria-t-il, d’une alliance qui soit réelle, non point du tout à la Laval ! » […] Par moments, il se montrait détendu, voire plaisant. « Ce doit être bien difficile, me dit-il, de gouverner un pays comme la France où tout le monde est si remuant ! — Oui ! répondis-je. Et, pour le faire, je ne puis prendre exemple sur vous, car vous êtes inimitable. » Il prononça le nom de Thorez, à qui le gouvernement français avait permis de regagner Paris. Devant mon silence mécontent : « Ne vous fâchez pas de mon indiscrétion ! déclara le maréchal. Je me permets seulement de vous dire que je connais Thorez et, qu’à mon avis, il est un bon Français. Si j’étais à votre place, je ne le mettrais pas en prison. » Il ajouta, avec un sourire : « Du moins, pas tout de suite ! » — « Le gouvernement français, répondis-je, traite les Français d’après les services qu’il attend d’eux. »
[...]
Car, proclamait le maréchal, « il n’y a pas d’État fort qui ne soit démocratique ».
[...]
Staline tenait des propos directs et simples. Il se donnait l’air d’un rustique, d’une culture rudimentaire, appliquant aux plus vastes problèmes les jugements d’un fruste bon sens. […] Mais, sous ces apparences débonnaires, on discernait le champion engagé dans une lutte sans merci. D’ailleurs, autour de la table, tous les Russes, attentifs et contraints, ne cessaient pas de l’épier. De leur part une soumission et une crainte manifestes, de la sienne une autorité concentrée et vigilante, tels étaient, autant qu’on pût le voir, les rapports de cet état-major politique et militaire avec ce chef humainement tout seul.
Soudain le tableau changea. L’heure des toasts était arrivée. Staline se mit à jouer une scène extraordinaire.
Il eut, d’abord, des mots chaleureux pour la France et aimables à mon intention. J’en prononçais de la même sorte à son adresse et à celle de la Russie. […] Puis, ces formalités remplies, il entreprit une grande parade.
Trente fois, Staline se leva pour boire à la santé des Russes présents. L’un après l’autre il les désignait. Molotov, Beria, Boulganine, Vorochilov, Mikoyan, Kaganovitch, etc., commissaires du peuple, eurent les premiers l’apostrophe du maître. Il passa ensuite aux généraux et aux fonctionnaires. Pour chacun d’eux, le maréchal indiquait avec emphase quels étaient son mérite et sa charge. Mais, toujours, il affirmait et exaltait la puissance de la Russie. Il criait, par exemple, à l’inspecteur de l’artillerie : « Voronov ! À ta santé ! C’est toi qui a la mission de déployer sur les champs de bataille le système de nos calibres. C’est grâce à ce système-là que l’ennemi est écrasé en largeur et en profondeur. Vas-y ! Hardi pour tes canons ! » S’adressant au chef d’état-major de la marine : « Amiral Kouznetzov ! On ne sait pas assez tout ce que fait notre flotte. Patience ! Un jour nous dominerons les mers ! » Interpellant l’ingénieur de l’aéronautique Yackovlev qui avait mis au point l’excellent appareil de chasse Yack : « Je te salue ! Tes avions balaient le ciel. Mais il nous en faut encore bien plus et de meilleurs. À toi de les faire ! » Parfois, Staline mêlait la menace à l’éloge. Il s’en prenait à Novikov, chef d’état-major de l’air : « Nos avions, c’est toi qui les emploies. Si tu les emploies mal, tu dois savoir ce qui t’attend. » Pointant le doigt vers l’un des assistants : « Le voilà ! C’est le directeur des arrières. À lui d’amener au front le matériel et les hommes. Qu’il tâche de le faire comme il faut ! Sinon, il sera pendu, comme on fait dans ce pays. » En terminant chaque toast Staline criait : « Viens ! » au personnage qu’il avait nommé. Celui-ci, quittant sa place, accourait pour choquer son verre contre le verre du maréchal, sous les regards des autres Russes rigides et silencieux.
Cette scène de tragi-comédie ne pouvait avoir pour but que d’impressionner les Français, en faisant étalage de la force soviétique et de la domination de celui qui en disposait. […] Même, connaissant la propension des techniciens de la diplomatie à négocier dans tous les cas, fût-ce au dépend des buts politiques, et me méfiant de la chaleur communicative d’une réunion prolongée, j’appréhendais que notre équipe n’en vînt à faire quelques fâcheuses concessions de termes. […]
J’affectais donc ostensiblement de ne pas prendre intérêt aux débats de l’aréopage. Ce que voyant, Staline surenchérit : « Ah ! ces diplomates, criait-il. Quels bavards ! Pour les faire taire, un seul moyen : les abattre à la mitrailleuse. Boulganine ! Va en chercher une ! » Puis, laissant là les négociateurs et suivis des autres assistants, il m’emmena dans une salle proche voir un film soviétique tourné pour la propagande en l’année 1938. C’était très conformiste et passablement naïf. On y voyait les Allemands envahir traîtreusement la Russie. Mais bientôt, devant l’élan du peuple russe, la valeur de ses généraux, il leur fallait battre en retraite. À leur tour, ils étaient envahis. Alors, la révolution éclatait dans toute l’Allemagne. Elle triomphait à Berlin où, sur les ruines du fascisme et grâce à l’aide des Soviets, s’ouvrait une ère de paix et de prospérité. Staline riait, battait des mains. « Je crains, dit-il, que la fin de l’histoire ne plaise pas à M. de Gaulle. » Je ripostais, quelque peu agacé : « Votre victoire, en tout cas, me plaît. Et d’autant plus, qu’au début de la véritable guerre, ce n’est pas comme dans ce film que les choses se sont passées entre vous et les Allemands. »
[...]
Staline se montra beau joueur. D’une voix douce, il me fit son compliment : « Vous avez tenu bon. À la bonne heure ! J’aime avoir affaire à quelqu’un qui sache ce qu’il veut, même s’il n’entre pas dans mes vues. » Par contraste avec la scène virulente qu’il avait jouée quelques heures auparavant en portant des toasts à ses collaborateurs, il parlait de tout, à présent, d’une façon détachée, comme s’il considérait les autres, la guerre, l’Histoire, et se regardait lui-même, du haut d’une cime de sérénité. « Après tout, disait-il, il n’y a que la mort qui gagne. » Il plaignait Hitler, « pauvre homme qui ne s’en tirera pas ». À mon invite : « Viendrez-vous nous voir à Paris ? » il répondit : « Comment le faire ? Je suis vieux. Je mourrai bientôt. »
Il leva son verre en l’honneur de la France, « qui avait maintenant des chefs résolus, intraitables, et qu’il souhaitait grande et puissante parce qu’il fallait à la Russie un allié grand et puissant ». […] « Les tsars, dit-il, faisaient une mauvaise politique en voulant dominer les autres peuples slaves. Nous avons, nous, une politique nouvelle. Que les Slaves soient, partout, indépendants et libres ! C’est ainsi qu’ils seront nos amis. Vive la Pologne, forte, indépendante, démocratique ! Vive l’amitié de la France, de la Pologne et de la Russie ! » Il me regardait : « Qu’en pense M. de Gaulle ? » En écoutant Staline, je mesurais l’abîme qui, pour le monde soviétique, sépare les paroles et les actes. Je ripostai : « Je suis d’accord avec ce que M. Staline a dit de la Pologne », et soulignai : « Oui, d’accord avec ce qu’il a dit. »
Les adieux prirent, de son fait, une allure d’effusion. « Comptez sur moi ! » déclara-t-il. « Si vous, si la France, avez besoin de nous, nous partagerons avec vous jusqu’à notre dernière soupe. » Soudain, avisant près de lui Podzerov, l’interprète russe qui avait assisté à tous les entretiens et traduit tous les propos, le maréchal lui dit, l’air sombre, la voix dure : « Tu en sais trop long, toi ! J’ai bien envie de t’envoyer en Sibérie. » Avec les miens, je quittai la pièce. Me retournant sur le seuil, j’aperçus Staline assis, seul, à table. Il s’était remis à manger.
(Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, « La libération 1944-1946 »)
Oncle Boris- Adjudant-chef
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Date d'inscription : 29/09/2006
Re: La rencontre entre De Gaulle et Staline
Merci beaucoup, c'est passionnant!
Keffer- Général de Division
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Localisation : Oslo (Norvège)
Date d'inscription : 23/06/2006
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